Dans les contes khmers, le lièvre est le plus rusé des animaux, au point qu’il remplit souvent l’office de juge. Ses conseils sont en général fort avisés, et les animaux qui les suivent n’en retirent que des bénéfices. On avait déjà eu un aperçu de l’intelligence du lièvre dans l’Histoire du dhole. On en a une nouvelle illustration dans le conte du tigre, du singe et du lièvre ci-dessous. (La version khmère se trouve sur le site de l’Institut Bouddhique, ici.)
Il était une fois un tigre qui jeûnait depuis fort longtemps, ne trouvait rien à manger, et errait à la recherche d’une proie. Il rencontra un aigle, qui glatissait en faisant « ô, ô ». Le rapace perchait sur la branche d’un arbre au bord d’une mare. Regardant l’aigle, le tigre se demanda : « Mais comment faire pour attraper cette bestiole ? Il est si haut ! Si je grimpe, il me verra certainement et s’envolera, je n’arriverai pas à l’attraper ? » Le tigre s’assit pour voir ce que pouvait bien tramer le rapace. Quant à l’aigle perché, il scrutait les bancs de poissons, dans l’espoir qu’un poisson montât à la surface et qu’il pût s’en saisir. Au bout d’un moment assez long, un poisson émergea effectivement, l’aigle bondit, se saisit de l’animal et s’en régala.
Voyant cela, le tigre se dit : « Ouah ! Cet aigle se contente de rester assis en silence, et quand un poisson nage dans la mare, il lui suffit de bondir et s’en saisir, sans la moindre difficulté. Il n’a pas besoin de se faire du souci comme moi, ni de se mettre en quête de nourriture, en proie à la famine. Il lui suffit rester de rester assis le cou tendu pour attraper sa proie sans difficulté. Il n’a non plus nulle besoin de se tapir. Mieux vaudrait donc que je fasse comme lui. » Après ces réflexions, le tigre s’en alla et se mit à la recherche d’un étang ou d’une mare tranquille et riche en poissons.
Il arriva ainsi au bord d’un étang calme, sur les rives duquel poussaient au hasard de grands arbres qui offraient un ombrage assez frais, permettant au fauve de se mettre à couvert. Avant l’arrivée du tigre, un homme avait planté là sa canne à pêche. Pour pouvoir surveiller sa ligne qui se trouvait assez loin de lui, l’homme, après avoir mis la ligne en place, n’était pas resté sur la rive, mais avait grimpé à un grand arbre, ne faisant aucun bruit.
Pour ce qui est du tigre, une fois arrivé sur les lieux, il se mit à parcourir l’endroit à la recherche d’un arbre sur lequel se percher, comme il avait vu l’aigle le faire. Entendant du bruit, l’homme regarda et vit le tigre marcher, puis grimper avec les plus grandes difficultés en haut d’un arbre, et enfin imiter le glatissement de l’aigle « ô, ô ». L’homme n’osait pas ouvrir la bouche, mais se demandait en son for intérieur : « Mais que fait donc ce tigre à grimper au sommet d’un arbre surplombant sur cet étang ? À quoi pense-t-il ? »
Après un moment, un poisson fit surface et le tigre plongea dans l’eau avec fracas, avant de ressurgir en suffoquant et en toussant. Voyant cela, l’homme éclata de rire et cria : « Mais tu es fou ! Qu’est-ce qui t’a pris ? » Ayant entendu le cri, le tigre vit l’homme perché dans son arbre et fut pris d’une honte telle qu’il crut en mourir, car jamais il n’aurait imaginé que quelque chose comme ça pût lui arriver. Il pensa : « Pour l’instant, c’est seulement cet homme qui m’a vu dans cette situation, mais si, une fois rentré chez lui, il se met à colporter cette histoire, de plus en plus de gens seront au courant, et ma réputation en sera ternie à jamais. Je vais donc lui proposer un marché, afin qu’il ne révèle à personne ce dont il a été le témoin. » Aussi l’implora-t-il de la façon la plus humble : « Oh, Monsieur ! Je voulais, misérable que je suis, attraper un poisson comme j’ai vu un aigle le faire ; non seulement je n’ai attrapé aucun poisson, mais je me suis presque noyé. Je me suis vraiment couvert de honte. Je te supplie de prendre pitié de moi, de ne rapporter à personne ce qui m’est arrivé, je ne manquerai pas de te remercier de ta bienveillance. » « Et que penses-tu me donner ? » demanda l’homme. Le tigre déclara : « Je m’engage à venir t’apporter ici même un animal tous les jours. » L’homme accepta la proposition du tigre, puis rentra chez lui.
Le lendemain matin, il revint à l’endroit convenu pour recevoir du tigre l’animal promis. Le tigre vint offrir à l’homme un animal qu’il tenait dans sa gueule, et n’osa pas par la suite rompre sa promesse. Après de nombreux jours où l’homme rentrait chez lui en rapportant à chaque fois un animal, son épouse s’étonna et, la nuit venue, interrogea son mari dans la plus grande discrétion : « Mais comment fais-tu pour ramener chaque jour un animal ? Avant-hier c’était un sanglier, hier c’était un cerf cochon, et aujourd’hui un cerf aboyeur.(1) » Le mari répondit : « J’ai posé un piège. » L’épouse insista : « Mais quel est donc ce piège si efficace qu’il marche à chaque fois ? Allons, dis-moi plutôt la vérité. » L’homme oublia alors la promesse faite au tigre, et raconta toute l’histoire à son épouse, qui le crut.
Le lendemain matin, comme il le faisait tous les jours, l’homme alla récupérer une proie auprès du tigre. Quand il arriva, il vit le tigre assis là, dépité, à l’attendre. Lorsque l’homme arriva devant le fauve, ce dernier déclara : « Ah, te voilà, je t’attendais. Je vais te dévorer, car je t’avais bien interdit de révéler quoi que ce soit à quiconque et m’étais engagé en retour à t’offrir chaque jour un animal. C’est ce dont nous avions convenu. Pourquoi as-tu donc révélé mon secret ? »
Les yeux écarquillés de peur, l’homme n’osa pas protester, il se contenta d’implorer le tigre en ces termes : « Grand frère tigre, puisque tu veux me dévorer, fais-le, je ne proteste pas, car j’ai déjà révélé le secret. Mais puisque je dois mourir, laisse-moi au moins aller voir mon épouse, pour la prévenir. » Le tigre accepta en ces termes : « Vas-y, si tu veux, mais reviens au plus vite. Je vais commencer à cracher, et lorsque ma salive sera épuisée, j’irai chez toi pour te dévorer, et dévorer aussi ton épouse, car je considérerai que tu n’as pas tenu ta promesse. » L’homme, en proie au désespoir car il allait être privé de la vie et dévoré par le tigre, rentra chez lui pour rapporter à son épouse ce qui lui arrivait. Il déclara : « Je ne peux pas rester plus longtemps, car si le tigre attend trop, il viendra nous dévorer tous les deux. » L’épouse pleura, et l’homme fit ses adieux. L’homme quitta ensuite sa demeure et, accablé de chagrin, prit le chemin du retour. En route, il fit la rencontre du lièvre. Ce dernier lui demanda : « Mais où vas-tu, l’homme, éploré ainsi ? Un malheur t’a-t-il frappé ? » L’homme fit alors au lièvre le récit de ce qui lui était arrivé. Le lièvre déclara : « Oh ! S’il en est ainsi, pourquoi avoir peur ? Vas donc me chercher une main de bananes, et tu n’auras rien à craindre de ce tigre pervers ! » L’homme, en proie à la plus grande joie, se dépêcha d’aller chercher une main de bananes et la remit au juge lièvre en disant : « Voici, maître ! Je te supplie de m’aider à conserver la vie. Mais dans un instant, le tigre va venir me dévorer. » Le juge lièvre répliqua : « Hé ! Viens donc avec moi, allons voir ce tigre de plus près. » Le lièvre trouva alors un monticule et s’assit dessus, de façon à pouvoir voir au loin.
Quant au tigre, lassé d’avoir attendu l’homme aussi longtemps, il se mit en chemin dans l’intention de se repaître des époux, puisque le mari n’avait pas tenu sa parole. Il marcha seul dans la forêt et parvint rapidement au pied du monticule. Lorsqu’il vit arriver l’animal, l’homme avertit le lièvre : « Regarde, le voilà qui arrive ! » Le juge lièvre lui dit : « Ne dis pas un mot, laisse-le approcher. » Lorsque le tigre se fut approché, le juge lièvre engouffra une banane dans sa bouche et dit à voix haute, en faisant mine de s’éclaircir la gorge : « Hum, hum ! Après avoir avalé cinq tigres, je reste encore sur ma faim. Et après avoir avalé une aubergine grosse comme le poignet, j’ai vraiment la gorge qui gratte ! Hum, hum ! » Le tigre, entendant cette voix puissante disant que l’on avait « avalé cinq tigres », fit un bond en arrière. Le juge lièvre fit encore mine de s’éclaircir la gorge à plusieurs reprises. Le tigre prit alors ses jambes à son cou et s’enfuit, jetant des regards inquiets derrière lui.
Dans sa fuite, il rencontra le singe perché au sommet d’un arbre. Le primate, apercevant le tigre en fuite, lui cria : « Eh, grand frère tigre, pourquoi cours-tu ainsi ? » Entendant le cri du singe, le tigre s’arrêta et s’exclama : « Mon dieu ! Au secours ! Mais qui donc est si grand qu’après avoir dévoré cinq tigres il n’est pas encore rassasié ! J’ai été pris de panique et c’est pourquoi j’ai pris la fuite. » Le singe demanda : « Mais est-ce que tu l’as vu ? » « Non, je l’ai seulement entendu parler », répondit le tigre. Le singe demanda encore : « Cela se passait où ? » « Là-bas, au pied du monticule près du pongro(2). » « C’est certainement le juge qui a fait le coup » déclara le singe avant d’ajouter : « Allons donc voir sur place. » « Mais non » répliqua le tigre, « comment se pourrait-il que le juge ait dit ça ? » Le singe insista : « Mais si, c’est certainement le juge. Retourne donc là- bas pour t’en assurer, je viens avec toi. » Le tigre, apeuré, dit alors : « Tu ne manqueras certainement pas de m’abandonner, tu iras te réfugier au sommet d’un arbre, et je me retrouverai seul, promis à une mort certaine. » Le singe le rassura : « Si tu as peur que je t’abandonne, nous n’avons qu’à attacher nos queues, et alors je ne pourrai en aucun cas aller me réfugier au sommet d’un arbre, puisque nous serons attachés l’un à l’autre. » « Dans ce cas, » dit le tigre, « allons-y, mais ne m’abandonne pas. » Après avoir attaché leurs queues ensemble, le tigre et le singe se dirigèrent vers le monticule.
Les voyant arriver, l’homme avertit le lièvre : « Maître, il revient, et cette fois il est accompagné d’un singe. J’ai peur ! » Le juge lièvre dit : « Ne t’inquiète de rien ! Garde le silence. Laissons-les s’approcher… » Le juge lièvre se saisit d’une banane et la mit dans sa bouche. Lorsqu’ils se furent approchés, le singe demanda au tigre : « C’est où, grand frère tigre ? » « Là, c’est juste là que j’ai entendu parler, » répondit le tigre. Le juge lièvre, la banane dans la bouche, cria alors : « Hé ! Toi le singe, cela fait déjà quatre ou cinq ans que tu laisses trainer la dette que tu as envers moi ! Amène-moi donc ce tigre maigrichon ! Hum, hum ! Mais regardez-moi ce singe malappris ! » Entendant cela, le tigre prit la poudre d’escampette, sourd aux cris du singe qui lui demandait de s’arrêter, et pensant : « Ah, ce singe ! Il m’a donc amené ici pour rembourser sa dette ! » Le singe cria : « Grand frère tigre, arrête-toi ! » Mais le tigre ne voulut rien savoir, étant persuadé que le singe l’avait conduit ici pour le livrer en paiement de sa dette. Il courut de plus belle, cognant le singe contre les arbres et le sol, tant et si bien que le singe en perdit la vie.
Notes
(1) Le cert aboyeur, ou muntjac indien (ឈ្លូស, Muntjac muntjac) est un petit cervidé souvent braconné au Cambodge, apprécié pour sa chair tendre.
(2) Le pongro (Schleichera oleosa, ពង្រ), parfois appelé « chêne de Ceylan », est un arbre dont les feuilles, les inflorescences et les graines sont utilisées dans la cuisine cambodgienne. Elles apportent aux mets une saveur très acide, fort appréciée des Cambodgiens.
La photo du cerf aboyeur ci-dessous vient de l’article que Wikipedia consacre au cervidé, ici.
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Méta