Il arrive assez souvent que les contes cambodgiens relatent des histoires de femme adultère. C’est le cas dans la légende du serpent Keng Kang, que l’on raconte également en Thaïlande. Cette légende a fourni la matière à de nombreuses adaptions cinématographiques. La version khmère dont je donne traduction dans ce billet se trouve ici, sur le site de l’Institut Bouddhique de Phnom Penh.
Il y a bien longtemps, on ne trouvait en terre khmère aucun serpent venimeux. On ne connaissait en fait qu’un seul serpent, dépourvu de venin, qui portait le nom de Kéng Kâng. On raconte à propos de ce reptile l’histoire qui suit.
Il était une fois un homme et son épouse. L’épouse s’appelait Neang Ny. Elle avait donné naissance à une fille, connue sous le nom de Neang Ét. Le mari était parti se livrer au commerce des perles, et n’avait donné aucune nouvelle de lui depuis de longs mois.
Neang Ny s’était réunie à un groupe parti quérir du bois en forêt. Armée de son herminette, elle emmena avec elle sa fille Neang Ét. Arrivée en forêt, Ny aperçut une belle bûche. Elle se mit en devoir de débiter la bûche avec son herminette. Alors qu’elle était à la tâche, l’outil lui échappa des mains et tomba dans le terrier qu’occupait un serpent.
Voyant que l’herminette était tombée non loin du serpent Kéng Kâng, Neang Ny lui demanda de lui tendre l’outil. L’animal lui répondit : « Je ne te rendrai ton herminette que si tu consens à devenir mon épouse. Si tu te refuses à moi, je conserverai l’outil. » Ayant entendu la prière du reptile, Neang Ny, qui était une femme frivole, accepta en ces termes : « Rends-moi donc l’herminette. Patiente jusqu’au soir, j’enverrai ma fille Ét venir te chercher. » Cela dit, Neang Ny plaça le bois sur sa tête, et prit le chemin du retour en compagnie de sa fille.
À la tombée de la nuit, elle envoya comme promis sa fille quérir le serpent Kéng Kâng. Arrivée à l’entrée de la tanière du serpent, Neang Ét appela : « Hé, Kéng Kâng ! Neang Ny te demande de venir. » Le serpent sortit de son trou en rampant. Voyant l’animal, apeurée, Neang Ét se mit à trembler de tout son corps ; mais comme elle craignait sa mère encore plus, elle rassembla tout son courage et guida le serpent jusqu’à la demeure familiale.
Le reptile était gigantesque, et écrasait de son poids toutes les plantes sur lesquelles il passait. Arrivé au pied de la maison, Kéng Kâng se hissa à l’étage et rejoignit Neang Ny dans sa couche. Cette dernière déclara à son nouvel amant : « Je suis marié, mais mon époux est parti se livrer au commerce des perles depuis deux ou trois ans déjà. » Kéng Kâng demanda : « Il faudra qu’il s’écoule encore combien de jours, combien de mois avant que ton mari ne revienne ? » « J’ignore le nombre de jours et le nombre de mois qui devront s’écouler avec qu’il ne revienne, » expliqua Neang Ny
Kéng Kâng et Neang Ny restèrent ensemble jusqu’au point de jour, et ce n’est qu’alors que le serpent dit au revoir à la femme pour regagner son terrier. Au moment du départ, Neang Ny lui dit : « S’il arrivait que mon mari rentre, je n’enverrai pas Ét t’appeler. Mais s’il n’est pas encore rentré, j’enverrai ma fille te chercher. Surtout, ne viens pas sans que je te fasse appeler. » Sur ces mots, le serpent s’en retourna.
Tous les soirs, Neang Ny envoya ainsi sa fille appeler le serpent. Comme elle avait peur de sa génitrice, la jeune fille n’osait pas désobéir, mais en son for intérieur, elle était terrorisée par la bête, qui était à la fois énorme et très longue. De plus, elle était outrée du fait que sa mère ait fait du serpent son amant.
Arrivée à l’entrée du trou du serpent, Neang Ét appela : « Hé, serpent Kéng Kâng, Neang Ny te demande de venir. » Tout en rampant hors de sa demeure, le serpent demanda : « Ét, dis à ta mère que je ne viendrai pas, car si jamais ton père rentrait, il me couperait la tête. » Neang Ét la rassura : « Mon père est parti faire le commerce des perles, cela fait deux ou trois ans qu’il a quitté la maison, il n’est toujours pas revenu. » Entendant cela, rassuré, Kéng Kâng quitta sa tanière pour rejoindre son amante. Il se livra à ce ménage tous les jours. Neang Ny coucha tant et si bien avec le serpent qu’elle en fut enceinte.
Quelque temps plus tard, le mari de Neang Ny, ayant mené à bien ses affaires, revint au logis. Lorsqu’il trouva son épouse le ventre gros, il en conçut du soupçon. Il décida d’interroger sa fille Ét. Neang Ét révéla la vérité à son père : « Maman est devenue la maîtresse du serpent Kéng Kâng ; tous les jours, à la tombée de la nuit, elle m’envoie le chercher. » Entendant cela, le père donna à Neang Ét les instructions suivantes : « Ce soir, tu iras chercher le serpent comme d’habitude. Je l’attendrai derrière la porte. Surtout, ne dit rien à ta mère. » À la tombée de la nuit, Neang Ét se rendit comme de coutume à la tanière du serpent et l’appela : « Hé, serpent Kéng Kâng, Neang Ny te demande. » Le serpent répondit : « Ét, Ét ! Dis à ta mère que je ne viendrai pas. Ton père n’hésitera pas à me couper la tête, c’est certain ! » Neang Ét la rassura de nouveau : « Mon père est parti faire le commerce des perles, cela fait deux ou trois ans qu’il a quitté la maison, il n’est toujours pas revenu. »
Ainsi rassuré, le serpent Kéng Kâng crut qu’en effet le mari n’était pas encore rentré et se livrait toujours au commerce des perles, aussi se rendit-il chez sa maîtresse comme de coutume.
Sur ces entrefaites, le père de Neang Ét s’était armé d’un sabre et s’était dissimulé derrière la porte de sa maison, prêt à abattre son arme. À peine la tête du serpent Kéng Kâng avait-elle franchi le seuil que le père d’Ét la coupa. Il coupa aussi un morceau de la queue qu’il plaça sur une étagère ; quant à la tête, il alla la dissimuler sur la branche d’un jujubier. La partie centrale du corps du serpent, il la dépeça soigneusement et dit à sa fille : « Ne dis rien à ta mère. Nous allons garder la chair du serpent pour en faire une soupe que nous donnerons à manger à ta mère. » Le père de Neang Ét rinça alors avec le plus grand soin la chair de l’animal, de façon à en faire disparaître toute trace de sang.
Neang Ny ne soupçonnait bien sûr pas que son mari rentré avait découpé le serpent son amant. Elle s’était en effet absentée pour rendre visite à ses frères et sœurs qui demeuraient en un lieu éloigné. Le lendemain matin, Neang Ét prit la chair du serpent qu’elle avait gardée et en confectionna une soupe qu’elle servit à sa mère. Neang Ny, voyant de la graisse briller aussi bien à la surface de son bol qu’à celle de la marmite, demanda à Neang Ét : « Avec quelle viande as-tu préparé cette soupe, Ét ? » « Avec du porc, » répondit Neang Ét. Neang Ny n’eut pas de raison de douter de cette assertion, et demanda à Neang Ét de lui verser une louche de soupe sur son riz. Lorsque Neang Ny porta à sa bouche la soupe que venait de lui servir sa fille, un corbeau vit la tête du serpent cachée sur la branche du jujubier. Comme il convoitait la chair du serpent, il se mit à croasser : « Croa, croa ! Tu te régales de la chair de ton mari ! » Neang Ny, entendant le corbeau croasser ainsi, tourna son regard vers la branche du jujubier et y aperçut la tête du serpent Kéng Kâng ; de tristesse, la femme ne put contenir ses larmes, mais n’osa pas pleurer à haute voix, car elle craignait son mari qui était en train de prendre son repas avec elle. Voyant les larmes de son épouse couler, le mari lui demanda : « Mais pourquoi pleures-tu ainsi ? » Neang Ny répondit : « Ce riz chaud, cette soupe chaude me font penser à notre enfant, c’est pour cela que j’en ai les larmes aux yeux. » Mais le corbeau continua de plus belle : « Croa, croa ! Tu te régales de la chair de ton mari, dont la tête est sur la branche de jujubier et la queue sur l’étagère ! » Neang Ny porta son regard sur l’étagère, et y vit la queue du serpent Kéng Kâng.
Le mari eut ainsi la confirmation que sa femme avait vraiment été la maîtresse du serpent, et fut pris d’une envie irrépressible de mettre fin à la vie de sa femme. Il n’en laissa cependant rien paraître. Lorsque Neang Ny parvint à la fin de sa grossesse et alors qu’elle était sur le point d’accoucher, son mari l’invita à aller se laver les cheveux sur le bord d’un étang. Lorsqu’ils arrivèrent à l’étang, le mari dit à son épouse : « Allons un peu plus loin, loin des habitations. Nous y serons plus à l’aise pour nous laver les cheveux et nous pourrons aussi profiter de ce moment d’intimité. »
Neang Ny ignorait que son mari voulait mettre fin à ses jours et crut qu’il voulait vraiment qu’ils se lavent les cheveux, aussi suivit-elle son époux au plus profond de la forêt. Lorsqu’il vit un embarcadère bien plat, avec une belle prairie, le mari dit à sa femme : « Cet embarcadère est parfait, arrêtons-nous donc ici. » Neang Ny, ne soupçonnant pas les intentions de son époux, s’assit pour se laver les cheveux sur la rive. Le mari sortit alors son sabre et l’abattit sur sa femme, sans que cette dernière ne soupçonnât quoi que ce fût ; la femme fut coupée en deux et mourut. On put alors voir les petits serpents sortir du ventre de la femme. Le mari de Neang Ny coupa les serpents avec son sabre. Plusieurs de ces reptiles réussirent à échapper à la lame en allant se réfugier dans des crevasses du sol, d’autres plongèrent dans l’eau, d’autres encore disparurent dans la forêt. C’est pourquoi il existe de nombreuses sortes de serpents qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui.
Ci-dessous, la bande annonce d’une adaptation très récente de cette légende au cinéma.