Un ancien conte relate que, dans des temps immémoriaux, tous les oiseaux portaient un même plumage de couleur blanche et qu’ils ne différaient que par leur taille et leur silhouette. Lorsqu’ils volaient dans l’azur, il était bien difficile de distinguer l’un de l’autre. Cette confusion était bien gênante, aussi les oiseaux tinrent-ils une grande assemblée pour délibérer de ce problème. « Nous allons donc dès maintenant décorer nos plumes. Chacun choisira le style qui lui convient le mieux, pour que les couleurs de nos plumages soient différentes et les hommes ne fassent plus de confusion, » proposa l’un des volatiles.
Après longs conciliabules et non moins longue concertation, il fut décidé que chacun choisirait la couleur qui lui plairait, à la condition seule que chacun des oiseaux soit différent des autres. Tous les volatiles s’étant ainsi accordés, ils confièrent au butor, qui était un maître dans l’art du dessin, la tâche de dresser les motifs de tous. Le butor décora donc chacun de ses congénères selon ses exigences. A la fin, ne restèrent plus à dessiner que les plumages du corbeau et du butor lui-même. Ce dernier demanda au corbeau : « Frère corbeau, de quelles couleurs voudrais-tu donc t’orner ? » Le corbeau, conciliant, répondit : « Fais donc comme bon te semble, frère butor, toi dont les talents de dessinateur ne sont plus à démontrer. Peu m’importe, pourvu que le plumage soit beau. » Le butor expliqua alors : « Parfait. Mais il faudra attendre la nuit, car ce n’est que lorsque la nuit est d’un noir d’encre que l’on dessine les plus belles couleurs. Mais avant cela, frère corbeau, je voudrais que tu t’occupes d’abord de moi. » Le corbeau se mit à l’œuvre, et dessina sur le corps de son ami un plumage des plus magnifiques, varié à souhait ; le butor en fut finalement tout à fait satisfait.
La nuit venue, le butor appela le corbeau et tous ses congénères à se réunir. Il prépara ensuite un grand chaudron de charbon, puis enduisit une étoffe du contenu du chaudron, et passa l’étoffe sur le corps des corbeaux ; il mit à ce travail une attention infinie, en s’assurant de ne pas oublier la moindre plumette.
Le lendemain main, les corbeaux découvrirent qu’ils étaient entièrement noirs, alors que le butor avait lui hérité d’un joli plumage aux couleurs du meilleur goût ! Furieux, les corbeaux prirent leur envol et se mirent à crier de toutes leurs forces, tant et si bien que toute la forêt fut emplie de leurs croassements. Ils se mirent à la recherche du butor, se jurant bien de le faire périr sans pitié sous les coups de leurs becs acérés. C’est pour cette raison que le butor ne se met plus en chasse que la nuit, craignant en sortant le jour de trépasser sous les coups de bec de ses ennemis rancuniers. Quant aux corbeaux, ils furent si honteux qu’ils prirent depuis lors l’habitude d’aller se cacher en forêt pendant le jour.
Note :
Ce conte est extrait du volume 7 du recueil de contes et légendes khmers de l’Institut Bouddhique. Le mot khmer employé ici pour désigner le volatile qui est maître dans l’art du dessin est ខ្វែក [khvaek]. Dans la base de données des espèces cambodgiennes (ici), on ne dénombre pas moins de onze espèces d’oiseaux qui sont appelées ខ្វែក : hérons, bécasses et bécassins, barges… et donc également un butor, le butor étoilé (Botaurus stellaris), ខ្វែកខ្យល់ [khvaek khchål]. C’est me semble-t-il l’espèce qui correspond le mieux à la description du conte, tant pour ce qui est du plumage et que pour ses habitudes (il ne chasse qu’à l’aube et au crépuscule). C’est la raison pour laquelle j’ai arbitrairement opposé le butor au corbeau dans ma traduction de ce conte.
L’image du butor étoilé ci-dessous vient de la page que Wikipedia consacre en français à cet oiseau, voir ici.