Pich Tum Krovil (ពេជ្រ ទុំក្រវិល, 1943-2015) était un intellectuel réputé, spécialiste de la littérature cambodgienne et acteur célèbre. Il a publié une vingtaine d’ouvrages consacrés aux formes traditionnelles de l’art khmer, ainsi que, en 2011, un recueil de poèmes : Les Chants des crickets de fer (ចម្រៀងចង្រិតដែក). Dans ce recueil, un poème burlesque intitulé « L’homme au krâsang » (បុរសផ្លែករសាំង) est bien connu des Cambodgiens.
Pour rappel, l’arbre krâsang (ក្រសាំង, Feroniella lucida) donne son nom à son fruit, proche parent des Citrus, connu pour la dureté extrême de sa peau (j’ai publié sur Tela Botanica un article consacré à cette espèce, voir ici). Cette caractéristique a toute son importance dans le poème dont je vous propose ci-dessous la traduction. Le texte khmer suit la traduction, et après le texte khmer, je vous réserve une petite surprise.
Ci-dessous, un krâsang. (Pour fendre le fruit en doux, j’ai dû m’armer d’une feuille de boucher et d’un marteau !)

L’Homme au krâsang
1.
En pleine saison sèche, à l’ombre d’un krâsang,
Un homme s’arrête, pour se rouler une cigarette,
Se reposant à l’ombre, au bord d’une diguette
D’un joli champ de citrouilles.
2. Il se met à râler : « En y réfléchissant,
Un peu intensément, la nature est mal faite !
Et là elle n’est pas juste, quand elle donne des citrouilles
Grosses comme des paniers.
3.
En effet les citrouilles ont pour coutume
De ramper sur le sol, tandis que le krâsang,
Qui a l’ombre si fraîche, a des fruits minuscules.
Il y a quelque chose qui ne va pas !
4.
Avec cet arbre immense, des fruits comme des citrouilles,
Ce serait magnifique ! » Juste à ce moment-là,
Un vent furieux survient, grondant comme un avion,
Secouant le krâsang.
5.
Les branches s’agitent, à s’en presque briser
Car le vent souffle fort ; un fruit se détache.
Quand il tombe sur la tête de l’homme, ce krâsang assassin
Lui met devant les yeux trente-six chandelles.
6.
Des mains couvrant son chef, notre homme s’écrie :
« La nature est bien faite ! Car gros comme une citrouille,
Ce fruit à la peau dure m’aurait cassé la tête,
Et je mangerais maintenant les pissenlits par la racine ! »
Voici le texte khmer :
ពេជ្យ ទុំក្រវិល – បុរសផ្លែក្រសាំង
កំណាព្យបទកាកគតិ
(១) នារដូវប្រាំង ក្រោមម្លប់ក្រសាំង
បុរសម្នាក់ឈប់ មូរបារីជក់
សម្រាកក្រោមម្លប់ ប្របជើងទំនប់
ក្បាលចំការល្ពៅ។
(២) គាត់រអ៊ូថា បើពិចារណា
ឱ្យស៊ីជម្រៅ បង្កើតធម្មជាតិ
នេះមិនត្រឹមត្រូវ បណ្ដោយឱ្យល្ពៅ
ផ្លែប៉ុនៗល្អី។
(៣) កំពូជអាល្ពៅ ធ្លាប់តែរស់នៅ
ដើមវល្លិ៍វារដី ដើមក្រសាំងខ្ពស់
មានម្លប់ត្រឈៃ ផ្លែប៉ុនកដៃ
វាមិនសមសោះ។
(៤) ដើមក្រសាំងធំ ផ្លែប៉ុនល្ពៅទុំ
ទើបសមឥតខ្ចោះ គាប់ជួនពេលនោះ
ខ្យល់កួចបោកបក់ លាន់ដូចយន្ដហោះ
កួចមែកក្រសាំង។
(៥) មែកក្រសាំងវ័ធ ស្ទើរតែបាក់ភ្លាត់
ព្រោះខ្យល់កួចខ្លាំង យោកមែកធ្លាក់ផ្លែ
ត្រូវក្បាលលាន់ម៉ាំង មួយផ្លែក្រសាំង
ផ្កាយរះពេញភ្នែក។
(៦) ភ្ញាក់ដៃខ្ចប់ក្បាល រួចស្រែកចំទាល
យីត្រូវអនេក បើឱ្យវាធំ
ផ្លែរឹងដូចដែក ក្បាលឯងនឹងបែក
ស្នូលដីមិនខាន?។
La surprise promise ?
Un lecteur de l’article publié sur Tela Botanica a remarqué que le sens de ce poème était identique à celui d’un fable de Jean de La Fontaine, intitulée « Le gland et la citrouille ». La similitude est effectivement frappante. Voici donc la fable en question :
Jean de La Fontaine – Le Gland et la Citrouille
Dieu fait bien ce qu’il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet Univers, et l’aller parcourant,
Dans les Citrouilles je la treuve.
Un villageois considérant,
Combien ce fruit est gros et sa tige menue :
À quoi songeait-il, dit-il, l’Auteur de tout cela ?
Il a bien mal placé cette Citrouille-là !
Hé parbleu ! Je l’aurais pendue
À l’un des chênes que voilà.
C’eût été justement l’affaire ;
Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.
C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré
Au conseil de celui que prêche ton Curé :
Tout en eût été mieux ; car pourquoi, par exemple,
Le Gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit ?
Dieu s’est mépris : plus je contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que l’on a fait un quiproquo.
Cette réflexion embarrassant notre homme :
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit.
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.
Il s’éveille ; et portant la main sur son visage,
Il trouve encor le Gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage ;
Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde,
Et que ce Gland eût été gourde ?
Dieu ne l’a pas voulu : sans doute il eut raison ;
J’en vois bien à présent la cause.
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maison.
Excellent le rapprochement des 2 poèmes., merci. Bernard
Superbe