A propos de la prononciation des caractères chinois chez Zhou Daguan

Je suis en train de m’intéresser d’un peu plus près à la traduction en khmer que Ly Theam Teng (李添丁 lǐ tiāndīng, 1930-1978) a publiée en 1973 du célèbre récit de Zhou Daguan (周达观 zhōu dáguān, 1270-ca.1346), intitulé dans la traduction française de Paul Pelliot Mémoires sur les coutumes du Cambodge (《真腊风土记》 zhēnlà fēngtǔjì), récit composé après que Zhou a passé à Angkor près d’un an, entre 1296 et 1297.
Dans l’introduction de sa traduction, Ly Theam Teng explique que, pour transcrire en khmer les noms de lieux et autres mentionnés dans le texte de Zhou Daguan, il s’est appuyé sur la prononciation en teochew des caractères chinois. Il explique la raison de son choix en disant que le dialecte que parlait Zhou Daguan, originaire de Yongjia, le dialecte de Wenzhou, ne devait pas être trop éloigné du teochew que parlait le collaborateur sino-khmer auquel il avait fait appel pour l’aider à réaliser la traduction, et que les caractères chinois utilisés par Zhou pouvaient donc être transcrits à partir de leur prononciation en teochew.
A mon humble avis, Ly commet là une erreur grossière. Tout d’abord, le dialecte de Wenzhou est réputé pour sa complexité, de sorte qu’il est pratiquement impossible pour un non-natif de Wenzhou de l’apprendre, et surtout il est très différent du dialecte teochew. Par ailleurs, entre le XIIIe et le XXe siècle, la prononciation du chinois a considérablement évolué, dès lors, vouloir coller aux sinogrammes la prononciation contemporaine me semble pour le moins illusoire. Enfin, et surtout, parce qu’il néglige un fait fondamental : le récit de Zhou est écrit, et certainement pas destiné aux seuls natifs de la région de Wenzhou. Car l’écriture chinoise a ceci de particulier qu’elle est accessible à toute personne l’ayant apprise, quel que soit son dialecte ou sa langue maternel.
A l’époque de la fin des Song et du début des Yuan, la prononciation « officielle » des caractères chinois était celle qui prévalait dans la région appelée Heluo, qui se trouve entre le fleuve Jaune (黄河 huánghé) et la rivière Luo (洛河 luòhé) ; cette prononciation est appelée 河洛之音 héluò zhī yīn. Ce n’est qu’à l’époque des Ming (1368-1644), lorsque cette dynastie a choisi l’actuelle Pékin comme capitale, que c’est la prononciation de Pékin qui est devenue la prononciation officielle (elle l’est encore aujourd’hui).
Notons qu’il est certain que les lettrés connaissaient et utilisaient la prononciation officielle dans leurs écrits, faute de quoi les poètes des Tang des régions autres que celle du Heluo n’auraient par exemple pas pu respecter les très complexes règles de prosodie pour composer leurs œuvres. Or, on sait que Zhou Daguan était lettré. Il devait donc très certainement connaître la prononciation officielle de son temps. Bien sûr, la grande difficulté consiste à reconstituer la prononciation des caractères chinois de l’époque de la fin des Song et du début des Yuan, mais c’est un autre sujet…
Il n’existe pas en Chine ancienne de système de transcription phonétique tel que le pinyin actuel. La façon la plus ancienne d’indiquer la prononciation d’un caractère était de dire qu’il « se prononce comme » (读若 dú ruò). C’est la méthode utilisée par exemple dans le Shuowen jiezi (《说文解字》 shuōwén jiězì), dictionnaire du premier siècle de notre ère. Cette méthode est appelée « méthode de la prononciation directe » (直音法 zhíyīnfǎ). Elle présente cependant des limitations importantes.
Une autre méthode mise au point un peu plus tard, au moment de l’arrivée du bouddhisme en Chine et sous l’influence des connaissances linguistiques développées du sanskrit, est appelée « fanqie » (反切 fǎnqiè). Les premiers exemples que l’on a de l’utilisation de cette méthode datent de l’époque des Trois Royaumes (220-280). Elle consiste à indiquer la prononciation d’un caractère chinois à l’aide de deux autres caractères, le premier indiquant l’initiale de la prononciation du caractère et le second la finale et le ton. Par exemple, dans le Guangyun (《广韵》 guǎngyùn), dictionnaire de rimes compilé au début du XIe siècle, pendant la dynastie des Song du Nord, la prononciation du caractère 东 est indiquée de la façon suivante : 德红切 [dé hóng qiè], ce qui permet de savoir que 东 doit se prononcer [dóng]. Ce n’est pas une erreur : à cette époque, le caractère 东 se prononçait bien au deuxième ton, et non au premier ton (dōng) comme aujourd’hui.
Jusqu’à l’époque de la dynastie des Qing, de nombreux dictionnaires de rimes (韵书 yùnshū) ont été compilés qui indiquent la prononciation des caractères chinois à l’aide de la méthode fanqie, et qui aident les spécialistes à reconstituer avec plus ou moins de bonheur la prononciation ancienne des sinogrammes.
Ci-dessous, deux pages du Guangyin :

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2 commentaires pour A propos de la prononciation des caractères chinois chez Zhou Daguan

  1. Anonyme dit :

    Il faut lire une autre traduction d’un Cambodgien (Uk Solang) marié avec une Lettrée chinoise vivant en Suisse. Il a traduit Zhou Daguan en cambodgien en collaboration étroite avec son épouse chinoise et a donné une autre version à comparer avec celle de LY Theam Teng et celle de Paul Pelliot.
    Je vous envoie le texte en entier dans votre Fb par Messenger.

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