Relevée dans le roman Le Monde animal (សត្វលោក) du professeur Ang Choulean, une expression imagée pour désigner une personne qui brille non pas par sa souplesse d’esprit, mais plutôt par sa rigidité de pensée, par sa stupidité : មនុស្សដំឡូងមូល, littéralement une « personne patate ronde » មនុស្ស [monuh] personne ដំឡូង [dâm-lông] (terme générique) patate, pomme de terre, tubercule មូល (moul) rond Je ne connais pas l’étymologie de cette expression, mais je remarque que l’expression argotique anglaise « potato-head » (ou « potatohead », tête de patate) sert à désigner les personnes bêtes, peu brillantes. Et en français familier aussi, le mot « patate » peut désigner une personne stupide, un imbécile, un gaffeur. En khmer, si l’on veut qualifier une personne bête, un idiot, on dira qu’elle ou il a une « cervelle de chevrette » (ou de demoiselle du Mékong – on parle ici de la grosse crevette d’eau douce, et non d’une jeune femme –, ខួរបង្កង). ខួរ [khuo] cervelle, cerveau បង្កង [bâng-kâng] chevrette, demoiselle du Mékong Ci-dessous, quelques demoiselles du Mékong (photo personnelle) :
Dans son roman Monde animal (សត្វលោក), le professeur Ang Choulean évoque le chant très caractéristique et fameux d’un oiseau appelé en khmer « a-ot » (អាអូត), ou « è-ot » (អ៊ែអូត). Une simple recherche me permet d’identifier sans trop de difficultés l’espèce : il s’agit du grand choucal (Centropus sinensis), connu en anglais sous le nom de « greater choucal » ou de « crow pheasant ». Cette espèce fait partie de l’ordre des coucous, et elle est largement présente sur une aire qui s’étend du sous-continent indien à l’Asie du Sud-est.
Centropus sinensis (Photo : Davidvraju, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons)
Il s’agit de grands oiseaux (jusqu’à 48 cm) qui ressemblent un peu aux corbeaux, avec une longue queue noire et des ailes cuivrées brunes. On les trouve dans de nombreux types d’habitats, depuis les champs cultivés ou les jardins urbains jusque dans la jungle. L’oiseau se nourrit d’insectes, de chenilles, d’escargots et de petits vertébrés. Il est aussi connu pour se repaître aussi d’œufs d’autres oiseaux, d’oisillons, de fruits et de graines. Ci-dessus, je vous invite à écouter le chant caractéristique et à visionner une galerie de photos du grand choucal :
On connaît bien le proverbe français « On lui donne le doigt et il vous prend le bras », utilisé pour décrire quelqu’un qui abuse des largesses qu’on lui a données, qui n’en a jamais assez, et qui souhaite en avoir encore plus. De l’autre côté de la Manche existe une expression similaire : « Give someone an inch and they’ll take a mile » : donnez à quelqu’un un pouce, et il prendra un mile. Les Chinois possèdent également une expression populaire de même signification : 得寸进尺 [dé cùn jìn chǐ] : obtenir un pouce et prendre un pied (ici, pouce et pied sont les mesures de longueur, et non les parties anatomiques du corps humain). Et en khmer ? La même expression existe aussi : បានមួយចង្អាម ចង់បានមួយហត្ថ Obtenir un empan et vouloir une coudée. Pour rappel : ចង្អាម [châng’am] empan (ancienne mesure de longueur, qui correspond à la largeur d’une main ouverte, du bout du pouce jusqu’au bout de l’auriculaire) ហត្ថ [hat] coudée (ancienne mesure de longueur, qui correspond à la distance du coude à l’extrémité du majeur)
(Je reproduis ici un article que j’ai publié il y a quelques jours sur Tela Botanica, ici.) A l’occasion des fêtes bouddhistes les plus importantes, il est courant que, voulant profiter de l’affluence, des marchands ambulants viennent installer leurs étals éphémères sur le parvis des pagodes, en particulier à la campagne. Ils y proposent souvent des produits que l’on rencontre rarement sur les marchés urbains… Le 25 septembre 2022, les bouddhistes cambodgiens célébraient la fin des célébrations de Pchum Ben, sorte de fête des morts, qui est la fête cambodgienne la plus importante après le Nouvel An khmer. Je me suis rendu à cette occasion dans une belle pagode de la province de Takeo, au sud de Phnom Penh. Après avoir visité le sanctuaire et observé la foule nombreuse venue faire aux moines des offrandes de nourriture et d’argent, je suis allé me promener sur le parvis et fureter du côté des stands de vendeurs de nourriture. Mon attention fut attirée par un plateau métallique exhibant des tubercules, pour moi inconnus :
Pattes de tigre (Photographie : Pascal Médeville)
Interrogée, la paysanne qui vendait les tubercules en question m’expliqua avec un sourire un peu moqueur (« Il n’y a vraiment qu’un étranger pour poser ce genre de questions ! », semblait-elle penser) qu’il s’agissait de « patates « pattes de tigre » » (ដំឡូងដៃខ្លា [dâm-long dai khla] ; ដំឡូង [dâm-long] désigne les tubercules tels que les pommes de terre, les patates douces, les betteraves… ; ដៃ [dai] main, patte ; ខ្លា [khla] félin, tigre). La forme digitée des tubercules, ainsi que la couleur de leur peau, me semblaient en effet expliquer ce nom fort évocateur. Pour une somme dérisoire, j’achetai l’un de ces tubercules et, enlevant la peau très fine, je découvris une chair de couleur blanche à grisâtre, farineuse et, dois-je avouer, d’une saveur qui ne m’a pas laissé une impression impérissable. Je gardai le nom khmer à l’esprit, en me promettant de faire quelques recherches sur cette espèce végétale de retour à Phnom Penh. Pris par d’autres occupations, j’ai négligé pendant quelque temps de m’intéresser plus avant à ces « pattes de tigre », jusqu’à il y a quelques jours, quand, en mettant un peu d’ordre dans mes photos, j’ai redécouvert celle de mes tubercules. En réalité, les patates « pattes de tigre » ne sont pas rares dans le pays. Tous les Khmers à qui j’en ai parlé les connaissent. L’espèce, connue sous le nom binomial de Dioscorea esculenta, se voit d’ailleurs consacrer une entrée dans le Dictionnaires des plantes utilisées au Cambodge de Pauline Dy Phon : « Liane grimpante, épineuse, à tubercules nombreux, disposés en faisceau ; espèce spontanée et cultivée dans toutes les régions tropicales. Les tubercules sont de la grosseur d’une pomme de terre, à chair blanche délicate, consommée après cuisson ». (p. 236) La description de Mme Dy Phon s’applique peut-être plutôt à la sous-espèce D. esculenta var. spinosa, qui est effectivement armée de racines épineuses. Ce fait est illustré par le nom chinois de la sous-espèce : 有刺甘薯 [yǒucì gānshǔ], littéralement « patate douce doté d’épines », par opposition à celui de l’espèce principale : 甘薯 [gānshǔ], littéralement « patate douce ». (voir Flora of China, ici et ici) En français, on connaît l’espèce sous les noms de dioscorée comestible (d’après Pauline Dy Phon) ou de petit igname ; en anglais, on l’appelle « lesser yam ». D. esculenta est probablement originaire d’Inde ; en Asie, elle est cultivée en Chine dans les provinces méridionales du Guangxi et de Hainan, ainsi qu’à Taiwan et dans le reste de l’Asie tropicale. En Chine, les premières mentions de la culture de l’espèce datent d’il y a plus de 1700 ans. Les feuilles, à la texture molle, sont cordiformes et alternes.
Feuilles de D. esculenta (Photographie : H. Zell, Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0)
Cette dioscorée est une plante grimpante, rampant sur le sol ou sur les arbustes à l’état sauvage, ou s’agrippant à des tuteurs lorsqu’elle est cultivée. Pour la culture, on plante en terre, à une profondeur d’une trentaine de centimètres, des morceaux de tubercule. Lorsque la plante sort de terre, on place près d’elle un tuteur et elle enroule ses vrilles autour dudit tuteur. Au Cambodge, la culture de cette patate est pratiquée notamment dans la région de Siem Reap. Une autre caractéristique des patates « patte de tigre » vient encore justifier l’appellation de « pattes de tigres » : la présence de nombreuses radicelles à la surface des tubercules qui font comme des poils ; les radicelles sont enlevées avant cuisson.
Tubercules sorties de terre (Photographie : Ahmad Fuad Morad, CC-BY)
PS : Il existe encore au Cambodge une autre espèce également qualifiée de « patte de tigres » (ដើមដៃខ្លា [daem dai khla], arbre « patte de tigre »), Gardenia angkorensis, dont le bois est utilisé pour la confection de sceaux et la sculpture de statuettes. Il semblerait que dans ce cas, ce soit la forme des branches qui justifie l’appellation.
Le professeur Ang Choulean (អាំង ជូលាន) (né en 1949) est un anthropologue cambodgien de tout premier plan. Professeur à l’Université des Beaux-Arts, il est l’auteur de nombreux ouvrages et études. Il est l’un des principaux auteurs de la revue annuelle KhmeRenaissance (បណ្ដាញពត៌មានវប្បធម៌ខ្មែរ), qui publie en khmer nombre d’articles relatifs à la culture et à la civilisation khmères. Il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont le très remarqué Les êtres surnaturels dans la religion populaire khmère, publié en 1986 par le Cedoreck. En 2020, l’association Yosothor (យសោធរ), qui publie aussi KhmerRenaissance, a mis à la disposition du public un autre de ses ouvrages : Cuisine rurale d’Angkor – Essai de sociologie culinaire (អាហារនៅជនបទអង្គរ). Ce travail est le résultat d’enquêtes conduites sur une période de deux décennies, pour lesquelles le professeur Ang a parcouru de nombreux villages de la région d’Angkor, a fréquenté régulièrement plusieurs familles et a documenté leurs habitudes alimentaires. A partir de ses observations, il a compilé un ouvrage dans lequel il décrit minutieusement l’alimentation de familles de quatre des villages visités. Il donne le détail des ingrédients choisis pour composer tel ou tel plat, décrit les sources d’approvisionnement (achat, cueillette, pèche, chasse…) et les techniques de préparation et de cuisson mises en œuvre, parle du partage des tâches dans la préparation des repas, des associations de saveurs, des repas organisés à l’occasion des évènements villageois et des fêtes religieuses ; tout est méticuleusement présenté. Grâce aux descriptions, on prend la mesure des différences importantes qui existent entre l’alimentation des paysans khmers et celle des urbains. Il ne néglige pas non plus de parler des changements qui affectent l’agriculture traditionnelle, du choix fait parfois de cultures plus rentables, de l’entraide familiale et entre villageois, de la gestion des ressources naturelles. Dans ce livre, le professeur Ang s’intéresse aussi aux femmes et aux hommes qu’il rencontre pendant le cours de ses recherches. En filigrane, on comprend que l’anthropologue éprouve envers les paysans khmers une véritable sympathie et qu’il se soucie de leur sort. Le texte est bilingue khmer-français (les textes khmer et français ne sont cependant pas absolument parallèles). Le livre compte 296 pages et comporte aussi une intéressante bibliographie. C’est un ouvrage indispensable pour quiconque s’intéresse à la cuisine khmère. ISBN : 9789924939405
En faisant une recherche sur tout autre chose, je tombe par hasard sur une page du site d’information ThmeyThmey présentant un proverbe, ou plutôt une maxime, « khmère », voir ici. Voici ce que dit la maxime en question : ខ្ញុំហូបអំបិល ច្រើនជាង ឯងហូបបាយ Vocabulaire : ហូប manger អំបិល sel La traduction littérale est : « J’ai mangé plus de sel que tu n’as mangé de riz. » Cette maxime est dite par une personne plus âgée à une personne plus jeune, pour lui rabattre son caquet et lui faire comprendre que même si elle a de beaux diplômes et une belle éducation, elle manque cruellement de l’expérience nécessaire. Imaginez donc : dans un repas, la quantité de riz consommé est infiniment plus grande que celle de sel. Combien de temps faut-il pour que la quantité de sel consommée atteigne la quantité d’un bol de riz ! Le sens de la maxime est donc clair et limpide. Pourquoi ai-je mis le mot « khmère » entre guillemets dans le paragraphe d’introduction de ce billet ? Tout simplement parce que cette maxime est la traduction exacte d’une maximum chinois identique : 我吃的盐比你吃的饭还多![wǒ chī de yán b ǐ nī chī de fàn háiduō], qui signifie exactement la même chose. Les Chinois, pour enfoncer le clou, font parfois suivre cette phrase par la suivante : 我走的桥比你走的路还长 ! [wǒ zǒu de qiáo bǐ nǐ zǒu de lù háicháng] : « La distance que j’ai parcourue en marchant sur des ponts est plus longue que celle que tu as parcourue en marchant sur des routes ».
Dans la société cambodgienne, on considère en général que les femmes sont et doivent être plus flexibles que les hommes. On cite en exemple ces femmes qui savent s’adapter, contribuent à créer dans leur couple une ambiance harmonieuse, et adoptent volontiers les coutumes, la mode vestimentaire, voire la religion de leur époux. A contrario, on considère qu’une femme qui campe trop sur ses positions, qui faire preuve d’obstination, est source de problèmes, au point que son époux, s’il ne veut pas faire preuve d’une souplesse certaine et ne veut pas céder à son épouse, trouvera dans le caractère têtu de sa femme une raison suffisante pour s’en séparer. Cette conception est parfaitement illustrée dans le proverbe suivant : កុំពត់ស្រឡៅ កុំប្រដៅស្រីមានះ Traduit littéralement, ce proverbe signifie : « Renonce à courber le srâ-lav, renonce à raisonner une femme têtue. » Vocabulaire : ស្រឡៅ Lagerstroemia calyculata, arbre haut de 20 à 35 mètres, dont le bois, apprécié pour sa rigidité, est utilisé pour la construction de maisons ou d’embarcations ; ពត់ courber, tordre ប្រដៅ raisonner, faire la leçon à មានះ obstiné, têtu Il existe une variante de ce proverbe : កុំពត់ស្រឡៅ កុំប្រដៅស្រីខូច ស្រីខូច mauvaise femme, femme de mauvaise vie. Une chanson interprétée par Eng Vuttha (អេង វុត្ថា), dans laquelle un mari trompé invite sa femme à le quitter pour rejoindre son amant, est intitulée « Renonce à courber le srâ-lav » (កុំពត់ស្រឡៅ). Voici la chanson (vidéo venant de Youtube) :
PS : Pour ce billet, je me suis inspiré d’une page que le site Chouk Khmer consacre à ce proverbe, voir ici.)
Il existe au Cambodge une préparation à base de riz, appelée « riz grillé » (អង្ករលីង [âng-kâ ling]). Notons ici l’emploi du mot « âng-kâ » (អង្ករ) : on se sert en effet ici de riz décortiqué cru, et non de riz cuit (qui est appelé បាយ [bay]). On utilise pour cette préparation du riz non glutineux (អង្ករខ្សាយ [âng-kâ khsay] ; le riz glutineux est appelé អង្ករដំណើប [âng-kâ dâm-naep]). L’opération consiste à faire griller à petit feu une portion de riz, agrémentée ou non d’épices. Samphos, la personne qui, dans la vidéo ci-dessous, prépare ce riz grillé, explique qu’il faut griller à feu doux pendant une trentaine de minutes, jusqu’à ce que les grains de riz prennent une couleur dorée. A feu vif, les grains de riz seraient rapidement carbonisés. Toujours dans la vidéo ci-dessous, ce riz grillé est agrémenté d’une tige de ciboulette coupée en fines lamelles (on n’utilise que la partie inférieure de la tige de ciboulette, la partie verte donnant un goût désagréable, croit bon de préciser Samphos). Elle ajoute encore du galanga (រំដេង [rum-deng]) débité en filaments grossiers, et des feuilles de citron kafir (ស្លឹកក្រូចសើច [sleuk krôch saech]), dont elle enlève la nervure centrale, trop coriace. Les feuilles sont déchirées à la main avant d’être ajoutées à l’ensemble. Tous ces ingrédients grillent en même temps que les grains de riz. Une fois que les grains de riz ont pris une couleur dorée, ils sont transférés, avec les ingrédients aromatiques, dans un mortier et pilés jusqu’à obtenir une sorte de farine grossière. Ce riz grillé est souvent utilisé dans diverses préparations liquides (soupes…) et fait office d’épaississant. Ci-dessous, la préparation du riz grillé aux épices de Samphos. La vidéo originale se trouve sur Youtube.
Le vocabulaire des couleurs en khmer est très riche. Il y a bien sûr les couleurs les plus courantes : ខ្មៅ [khmav] noir ; ស [sâ] blanc ; លឿង [lœueng] jaune ; ក្រហម [krâ-hâm] rouge. Cela se complique un peu pour le bleu et le vert, car, comme en chinois, un seul mot était traditionnellement utilisé pour les couleurs de la portion de l’échelle chromatique qui s’étend du bleu au vert : ខៀវ [khiav], qui, selon les cas, peut donc se traduire par bleu ou vert (en chinois, c’est aussi le cas pour le mot 青 [qīng]). Certes, aujourd’hui, on a tendance à penser que le mot ខៀវ désigne la couleur bleue, mais pour bien faire la différence entre le bleu et le vert, les Khmers ont emprunté aux Siamois le mot បៃតង [baï-tang] pour désigner la couleur verte, et ont inventé le mot ពណ៍ទឹកប៊ិច [poa teuk-bich] (littéralement : couleur d’encre de stylo Bic) pour désigner la couleur bleue. Il existe aussi des noms de couleur inspirés par l’observation de l’environnement ; par exemple, l’orange est la couleur du jus d’orange (ពណ៍ទឹកក្រូច [poa teuk kroch]), le gris est celle de la cendre (ពណ៍ប្រផេះ [poa prâ-phèh]), le bleu marine celle du bleu de la mer (ខៀវសមុទ្រ [khiev samot]), l’azur celle du ciel (ពណ៍ផ្ទៃមេឃ [poa phteï-mék), etc. Dans le roman Orange Blossom de Bunchan Sokserei, j’ai découvert deux noms de couleurs dont j’ignorais l’existence. Le premier se trouve page 204 et sert à décrire la couleur des rizières dans lesquelles passe un cortège funéraire : ស្រែខ្លះមានពណ៍ខៀវស្រងាត់ ស្រែខ្លាះមានពណ៍ស្លាបសេក ស្រែខ្លះមានពណ៍លឿងខ្ចី : Certaines rizières avaient une couleur vert foncé (ខៀវស្រងាត់ [khiev srâ-gat], remarquez ici l’utilisation du mot ខៀវ pour désigner le vert), d’autres la couleur des ailes de perruche (ស្លាបសេក [slab sek]), d’autres encore avaient une couleur jaune clair (លឿងខ្ចី [loeueng-khchei]). Le vert foncé et le jaune sont faciles à comprendre, la couleur « ailes de perruche », en revanche, l’est moins. Il s’agit d’une couleur proche de celle des ailes des perruches ci-dessous (Photographie : Karthik Easvur, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons), peut-être un peu plus claire :
A la page 220 de ce même ouvrage, la romancière décrit la couleur du sucre de palme en fin de cuisson : ទឹកត្នោតបានប្រែពីរាវនិងពណ៍សភ្លាវ មកជាខាប់ពណ៍រាងក្រហមប្រឿងៗ (ដែលអ្នកស្រុកគេហៅថាពណ៍ទឹកនោមគោ) : La sève du palmier à sucre, de liquide et de couleur blanchâtre (សភ្លាវ [sâ phliev]), avait pris une consistance épaisse et une couleur rouge clair (ក្រហមប្រឿងៗ [krâ-hâm proeueng-proeueng]) (que certains villageois appellent couleur d’urine de bovin – ពណ៍ទឹកនោមគោ [poa teuk nôm kô]). La couleur de l’urine des bovins est variable selon l’animal, mais l’urine illustrée ci-dessous a une couleur proche de celle du sucre de palme en fin de cuisson (la photo vient d’une page web d’un site consacré à la médecine indienne, qui présente les effets thérapeutiques de l’urine de vache, ici) :
Je ne doute pas de découvrir dans d’autres lectures d’autres descriptions « exotiques » des couleurs, je vous en ferai profiter…
Pich Tum Krovil (ពេជ្រ ទុំក្រវិល, 1943-2015) était un intellectuel réputé, spécialiste de la littérature cambodgienne et acteur célèbre. Il a publié une vingtaine d’ouvrages consacrés aux formes traditionnelles de l’art khmer, ainsi que, en 2011, un recueil de poèmes : Les Chants des crickets de fer (ចម្រៀងចង្រិតដែក). Dans ce recueil, un poème burlesque intitulé « L’homme au krâsang » (បុរសផ្លែករសាំង) est bien connu des Cambodgiens. Pour rappel, l’arbre krâsang (ក្រសាំង, Feroniella lucida) donne son nom à son fruit, proche parent des Citrus, connu pour la dureté extrême de sa peau (j’ai publié sur Tela Botanica un article consacré à cette espèce, voir ici). Cette caractéristique a toute son importance dans le poème dont je vous propose ci-dessous la traduction. Le texte khmer suit la traduction, et après le texte khmer, je vous réserve une petite surprise. Ci-dessous, un krâsang. (Pour fendre le fruit en doux, j’ai dû m’armer d’une feuille de boucher et d’un marteau !)
(Photographie : Pascal Médeville)
L’Homme au krâsang 1. En pleine saison sèche, à l’ombre d’un krâsang, Un homme s’arrête, pour se rouler une cigarette, Se reposant à l’ombre, au bord d’une diguette D’un joli champ de citrouilles. 2. Il se met à râler : « En y réfléchissant, Un peu intensément, la nature est mal faite ! Et là elle n’est pas juste, quand elle donne des citrouilles Grosses comme des paniers. 3. En effet les citrouilles ont pour coutume De ramper sur le sol, tandis que le krâsang, Qui a l’ombre si fraîche, a des fruits minuscules. Il y a quelque chose qui ne va pas ! 4. Avec cet arbre immense, des fruits comme des citrouilles, Ce serait magnifique ! » Juste à ce moment-là, Un vent furieux survient, grondant comme un avion, Secouant le krâsang. 5. Les branches s’agitent, à s’en presque briser Car le vent souffle fort ; un fruit se détache. Quand il tombe sur la tête de l’homme, ce krâsang assassin Lui met devant les yeux trente-six chandelles. 6. Des mains couvrant son chef, notre homme s’écrie : « La nature est bien faite ! Car gros comme une citrouille, Ce fruit à la peau dure m’aurait cassé la tête, Et je mangerais maintenant les pissenlits par la racine ! » Voici le texte khmer : ពេជ្យ ទុំក្រវិល – បុរសផ្លែក្រសាំង កំណាព្យបទកាកគតិ (១) នារដូវប្រាំង ក្រោមម្លប់ក្រសាំង បុរសម្នាក់ឈប់ មូរបារីជក់ សម្រាកក្រោមម្លប់ ប្របជើងទំនប់ ក្បាលចំការល្ពៅ។ (២) គាត់រអ៊ូថា បើពិចារណា ឱ្យស៊ីជម្រៅ បង្កើតធម្មជាតិ នេះមិនត្រឹមត្រូវ បណ្ដោយឱ្យល្ពៅ ផ្លែប៉ុនៗល្អី។ (៣) កំពូជអាល្ពៅ ធ្លាប់តែរស់នៅ ដើមវល្លិ៍វារដី ដើមក្រសាំងខ្ពស់ មានម្លប់ត្រឈៃ ផ្លែប៉ុនកដៃ វាមិនសមសោះ។ (៤) ដើមក្រសាំងធំ ផ្លែប៉ុនល្ពៅទុំ ទើបសមឥតខ្ចោះ គាប់ជួនពេលនោះ ខ្យល់កួចបោកបក់ លាន់ដូចយន្ដហោះ កួចមែកក្រសាំង។ (៥) មែកក្រសាំងវ័ធ ស្ទើរតែបាក់ភ្លាត់ ព្រោះខ្យល់កួចខ្លាំង យោកមែកធ្លាក់ផ្លែ ត្រូវក្បាលលាន់ម៉ាំង មួយផ្លែក្រសាំង ផ្កាយរះពេញភ្នែក។ (៦) ភ្ញាក់ដៃខ្ចប់ក្បាល រួចស្រែកចំទាល យីត្រូវអនេក បើឱ្យវាធំ ផ្លែរឹងដូចដែក ក្បាលឯងនឹងបែក ស្នូលដីមិនខាន?។ La surprise promise ? Un lecteur de l’article publié sur Tela Botanica a remarqué que le sens de ce poème était identique à celui d’un fable de Jean de La Fontaine, intitulée « Le gland et la citrouille ». La similitude est effectivement frappante. Voici donc la fable en question : Jean de La Fontaine – Le Gland et la Citrouille Dieu fait bien ce qu’il fait. Sans en chercher la preuve En tout cet Univers, et l’aller parcourant, Dans les Citrouilles je la treuve. Un villageois considérant, Combien ce fruit est gros et sa tige menue : À quoi songeait-il, dit-il, l’Auteur de tout cela ? Il a bien mal placé cette Citrouille-là ! Hé parbleu ! Je l’aurais pendue À l’un des chênes que voilà. C’eût été justement l’affaire ; Tel fruit, tel arbre, pour bien faire. C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré Au conseil de celui que prêche ton Curé : Tout en eût été mieux ; car pourquoi, par exemple, Le Gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt, Ne pend-il pas en cet endroit ? Dieu s’est mépris : plus je contemple Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo Que l’on a fait un quiproquo. Cette réflexion embarrassant notre homme : On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit. Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme. Un gland tombe : le nez du dormeur en pâtit. Il s’éveille ; et portant la main sur son visage, Il trouve encor le Gland pris au poil du menton. Son nez meurtri le force à changer de langage ; Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde, Et que ce Gland eût été gourde ? Dieu ne l’a pas voulu : sans doute il eut raison ; J’en vois bien à présent la cause. En louant Dieu de toute chose, Garo retourne à la maison.