Conte : Le temple de Neang Khmau

Lorsque l’on prend la route nationale 2 à partir de Phnom Penh, au bout d’une cinquantaine de kilomètres, on arrive dans la commune de Roveang (ឃុំរវៀង), qui se trouve dans le district de Sâmrông (ស្រុកសំរោង), de la province de Takéo (Takaev តាកែវ). La commune de Roveang est connue notamment pour une pagode très fréquentée les jours de fête : la « pagode du temple de Neang Kmau » (វត្តប្រាសាទនាងខ្មៅ). Cette pagode doit son nom à deux tours anciennes, vestiges du « temple de Neang Khmau » (ប្រាសាទនាងខ្មៅ). Ces deux tours sont de brique et de pierre, occupent au sol une surface de quatre mètres sur quatre, et sont hautes de dix mètres. Au sujet de ce temple ancien, on raconte l’histoire peu commune d’une princesse khmère qui sacrifia beaucoup à l’amour :
Il y a très longtemps, régnait sur le Phnom Chisor (ភ្នំជីសូរ) un roi connu sous le nom de Surya Tevongsa (សុរិយាទេវង្ស). Le roi était très pieux : il avait fait édifier sur la montagne cinq temples, et creuser quatre bassins. Surya Tevongsa avait une fille unique, appelée Neang Khmau (នាងខ្មៅ, littéralement « la jeune fille noire »).
Au pied du Phnom Chisor coulaient quatre rivières : la rivière Om, la rivière Sluot, la rivière Stok et la rivière Prâtrun. Ces quatre rivières étaient pour le souverain des lieux de villégiature. Lorsque la princesse atteint l’âge de seize ans, elle se révéla être une jeune fille d’une très grande beauté, on disait même que c’était la plus belle fille du royaume. Un jour, la princesse se présenta devant le roi son père, et sollicita auprès de lui la permission d’aller se promener sur les rivières. Le souverain accéda à sa requête, et demanda à ses gens de constituer une escorte pour accompagner la princesse dans sa promenade, qui eut lieu dans l’après-midi.
Vivait alors, à l’ouest du Phnom Chisor, près de la route qui permettait d’accéder à la colline, un homme connu sous le nom de Pandit Srey. Ce pandit venait de quitter l’état monacal depuis peu. Il était très bel homme, et était en outre expert dans l’art des incantations magiques.
Le jour où la princesse décida de faire sa promenade, Srey s’ennuyait, et décida lui aussi d’aller se promener près de la route. Il vit alors la princesse Neang Khmau descendre de la montagne accompagnée de son escorte, et tomba éperdument amoureux de la jeune fille. Il se dit : « C’est vraiment un jour des plus fastes, pour que je fasse la rencontre d’une femme aussi belle. Mais je ne suis qu’un gueux, comment faire pour conquérir cette jeune fille ? Ce n’est pas une fille du commun, c’est la fille du roi, et je suis tout à fait indigne d’elle. Mais comment faire ? » À mesure que le pandit réfléchissait, son amour allait grandissant. Il pensa encore : « Il est hors question que j’aille demander sa main comme le veut la coutume, ce serait une folie, car il est fort à craindre que le roi ne se mette en colère et ne me condamne à mort ! » Sa flamme ne cessant de grandir, Srey décida de risquer sa vie : « Même si le roi doit me condamner, je veux bien m’y résoudre. » C’est alors qu’il pensa à l’art des incantations magiques qu’il maîtrisait si bien. Il prit une feuille d’arbre qu’il enchanta de façon à lui faire jouer de la musique. La mélodie que le pandit faisait jouer à la feuille alla droit au cœur de la princesse, qui fut subjuguée, et qui s’étonna : « J’écoute de la musique tous les jours, mais jamais aucune musique ne m’a procuré de telles sensations. » La princesse resta perdue dans ses pensées pendant un long moment, trouva la musique de la musique de plus en plus belle, et ne put s’empêcher de s’écrier : « Oh ! Cette musique est vraiment extraordinaire, il faut que j’aille l’écouter et voir de plus près, pour comprendre comment fait celui qui joue de cette musique pour qu’elle soit aussi mélodieuse ! » La princesse se dirigea donc vers le lieu d’où venait cette musique, pour aller voir de ses propres yeux. Lorsqu’elle aperçut ce pandit si belle homme, elle s’en trouva encore plus confuse, et les deux se mirent à conserver comme l’auraient fait deux amants. Ils se promirent de se revoir un jour, avant de se séparer.
De retour au palais, la princesse n’était plus la même. Elle avait perdu son entrain de naguère, et n’allait plus comme avant chercher la compagnie de ses servantes et serviteurs, si bien que ces derniers en conçurent du soupçon. Un jour, elle retourna voir son père pour lui demander à nouveau l’autorisation d’aller se promener au pied de la montagne. Une fois de plus, le roi lui accorda sa permission, et constitua une escorte pour accompagner la princesse dans sa promenade comme la fois précédente. Lorsqu’elle fut arrivée à l’endroit qu’elle voulait, la princesse dit à ses gens : « Laissez-moi ici, j’ai à faire ! » Cela dit, elle se dirigea vers le lieu où elle avait rencontré le Pandit Srey, et lorsque les amants se retrouvèrent, ils se livrèrent l’un à l’autre corps et âme. Suspicieux, les membres de l’escorte allèrent observer à la dérobée ce qui se passait, et eurent sous les yeux un spectacle des plus scandaleux. Terrorisés, craignant la colère du roi, ils débattirent pour savoir ce qu’il convenait de faire, et décidèrent de tout révéler à leur souverain. De retour au palais, ils firent leur compte-rendu au roi, qui entra dans une rage folle. Il convoqua sur-le-champ ses bourreaux, et leur donna l’ordre d’exécuter sa fille sans plus tarder.
Mais la reine, mère de la princesse, implora son roi pour qu’il fît grâce à la jeune fille : « Ayez pitié, majesté, pardonnez l’offense à notre seule enfant. Bien qu’elle se soit rendue coupable d’une faute impardonnable, ne lui ôtez pas la vie. Contentez-vous de la bannir de ces lieux, je vous en supplie. » Le roi accéda à la demande de la reine, et ordonna à ses officiers de faire construire deux tours à une distance de trois « yojana » (un peu moins de 50 kilomètres) de la résidence royale. Les officiers exécutèrent l’ordre royal, après quoi le souverain ordonna à la princesse d’aller demeurer dans cet endroit, qui se trouvait à l’ouest du Phnom Chisor. De ce jour, la princesse fut prise d’une grande tristesse, d’une part parce que le roi son père l’avait exilée, et de l’autre parce qu’elle se trouvait séparée à jamais du Pandit Srey, qu’elle n’avait pas pu faire prévenir.
Se trouvait alors un bhikkhu (un moine bouddhiste) du nom de Kaev, qui était venu s’installer dans la région, et qui avait étudié dans d’autres régions ; il était très savant. Là où il s’était installé, il n’y avait pas d’eau, aussi les villageois unirent-ils leur force pour creuser un bassin en guise d’offrande au religieux. Ce bassin porte encore aujourd’hui le nom de « bassin de Kaev ».
Peu de temps après son installation, le moine avait acquis une grande renommée dans toute la région. Ayant entendu parler du religieux et son grand savoir, la princesse Neang Khmau voulut aller le voir, car elle voulait l’interroger sur son avenir. Elle demanda à ses serviteurs de préparer son éléphant, de façon à lui permettre d’aller rendre visite à maître Kaev. Lorsqu’elle arriva au lieu où résidait le maître, la princesse alla lui présenter ses respects selon la coutume, et elle vit alors devant elle un homme accompli, aussi renonça-t-elle à son ancien amant, pour ouvrir son cœur à maître Kaev. Ce dernier était en effet plus beau que le Pandit Srey, et était un homme véritablement digne d’amour. La princesse fut des plus intimes avec le maître. Ce dernier se rendit évidement compte de l’inclinaison qu’avait pour lui la jeune femme. Lui-même ne put que difficilement réfréner son penchant pour la jeune femme, et lui adressa les mots les plus doux. Neang Khmau fut très touchée de la douceur du discours du maître, et son chagrin la quitta. Elle en devint encore plus belle, au point d’atteindre la beauté d’une apsara. Quant à Kaev, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour essayer de se défaire des sentiments qu’il éprouvait pour Neang Khmau, sans y parvenir.
Quelque temps plus tard, Neang Khmau revint voir le moine pour se faire asperger d’eau, pour s’attirer la bonne fortune. Pendant la cérémonie, Neang Khmau usa de tout son pouvoir de séduction sur maître Kaev. Ce dernier prit alors l’air des plus malheureux, pour faire comprendre à la princesse que c’était elle qui provoquait sa douleur.
De retour chez elle, la princesse fut prise de tristesse. Elle ne trouvait plus le sommeil, n’avait plus goût à aucune nourriture. Aussi finit-elle par faire préparer son éléphant, et par envoyer ses serviteurs convier le moine à venir la voir. Maître Kaev, quand il vit les serviteurs de la princesse l’inviter à se rendre chez elle, il en conçut une immense joie, et se prépara au plus vite pour se rendre à l’invitation. La princesse avait quant à elle fait préparer les mets les plus fins pour le moine. Lorsque ce dernier arriva, la princesse lui présenta elle-même les aliments en offrande, mais le moine ne prit aucune nourriture. Cela causa à la princesse une très grande peine, et elle comprit qu’elle devait faire fi de sa fierté, et demanda à maître Kaev de quitter l’état monacal. Elle lui offrit don de vêtements laïcs et d’autres ustensiles. Kaev renonça finalement à son habit de moine, et vint s’installer auprès de la princesse.
L’histoire ci-dessus est adaptée d’un conte qui est donné aux pages 95 à 102 du volume 5 du recueil de contes khmers de l’Institut Bouddhique de Phnom Penh. La version originale peut être lue en ligne ici. Une version abrégée et légèrement différente du même conte peut être lue ici.
Ci-dessous, les deux tours qui constituent le Temple de Neang Khmau (photo prise par mes soins le 5 février 2017) :
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